Quelle politique industrielle de défense pour demain ? De la politique de défense à la Base Industrielle et Technologique de Défense 

M. Marin SORASSO-BLUEM

 

Introduction 


    Le conflit commencé en Ukraine le 24 février 2022 entre deux États, la Russie et l’Ukraine, avec des forces armées nationales de chaque côté, a replacé les questions de défense au cœur des préoccupations. Le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) notait ainsi en avril 2023 que les dépenses de défense en Europe avaient progressé en 2022 de 13% en moyenne. Pour l’Europe centrale et de l’ouest, le SIPRI note même le dépassement du budget général de défense de 1989, soit celui à la fin de la Guerre froide. Pour la France, la dernière loi de programmation militaire 2024-2030 a été adoptée par le Parlement le 13 juillet 2023 avec une enveloppe de 413,3 milliards d’euros , soit une hausse de 40% par rapport aux 295 milliards de la loi de programmation militaire 2019-2025. Ces dépenses sont au cœur du financement de la « défense ». Comment donc la définir ? 

    La défense est une politique qui vise à « assurer l’intégrité du territoire et la protection de la population contre les agressions armées » mais aussi à contribuer à « la lutte contre les autres menaces susceptibles de mettre en cause la sécurité nationale ». À ce titre, son champ est large et irrigue tous les aspects de la vie de notre société, et ne se cantonne pas seulement aux aspects d’opérations extérieures (Barkhane) ou intérieures (Sentinelle) mais aussi à la vie des forces armées. Cette politique doit donc se reconfigurer en fonction du champ des menaces, pour anticiper les crises futures et préparer l’engagement opérationnel de demain, dans un cadre souverain. Pour fixer une stratégie des moyens, la politique de défense s’appuie sur une base industrielle et technologique de défense. 

    La base industrielle et technologique de défense (BITD) est la base productive, scientifique et industrielle qui sert la défense dans tous ses aspects, de la recherche appliquée au développement et à la production d’un nouvel armement en passant par les innovations menant vers des technologies dites de rupture, à l’image du traitement du big data ou de l’ordinateur quantique. De fait, elle est pleinement intégrée à la stratégie des moyens de la défense, notamment pour l’équipement des forces armées et la préparation des systèmes d’armes de demain susceptibles de répondre à l’évolution de l’éventail des menaces. Au départ dans les mains de l’État, l’appareil productif de la défense s’est par la suite complexifié et privatisé même si la maîtrise de l’équipement souverain des forces armées est aujourd’hui assurée par la délégation ministérielle pour l’armement (DMA) devenue la direction générale de l’armement (DGA). 

    À ce titre, cet article s’intéresse aux relations entre la politique de défense et la base industrielle et technologique de défense à travers la politique industrielle, tout autant qu’à leurs futurs développements au regard de l’évolution technologique et des crises. 

    Comme nous allons le voir, la politique industrielle de défense est fille de la politique de défense (I) et doit, à l’aide de la base industrielle et technologique de défense ou BITD (II) faire face à nombreux défis (III).

I/ De la politique de défense à la politique industrielle de défense 

    La défense ou politique de défense est fixée par un cadre juridique qui rapporte les responsabilités respectives au sein du pouvoir exécutif. Sa définition permet de poser le cadre de la politique industrielle de défense qui y est associée.

A) Politique de défense et inter-ministérialité 


    La politique de défense française vise à « assurer l’intégrité du territoire et la protection de la population contre les agressions armées » mais aussi à contribuer à « la lutte contre les autres menaces susceptibles de mettre en cause la sécurité nationale ». La stratégie de sécurité nationale surplombe ainsi cette politique de défense et doit « identifier l'ensemble des menaces et des risques susceptibles d'affecter la vie de la Nation, notamment en ce qui concerne la protection de la population, l'intégrité du territoire et la permanence des institutions de la République ». À ce titre, « l’ensemble des politiques publiques concourt à la sécurité nationale » , les ministères sont ainsi tous concernés. 

    Des responsabilités sont tout de même déterminées par la loi. Ainsi, le Président est le « chef des Armées » et « préside les conseils et comités supérieurs de la défense nationale ». Le Gouvernement « dispose de l’administration et de la force armée ». Le Premier ministre est « responsable de la défense nationale » . Il « dirige l’action du Gouvernement en matière de sécurité nationale » avec la « direction générale et la direction militaire de la défense » et coordonne également « l’action gouvernementale en matière d’intelligence économique ». Il dispose notamment du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) dont la mission est d’assister « le Premier ministre dans l'exercice de ses responsabilités en matière de défense et de sécurité nationale ». Le SGDSN participe ainsi aux travaux interministériels, suit les crises et concernant l’aspect industriel, doit aussi veiller « à la cohérence des actions entreprises en matière de politique de recherche scientifique et de projets technologiques intéressant la défense et la sécurité nationale » et « contribue à la protection des intérêts nationaux stratégiques dans ce domaine ». 

    Si les responsabilités diverses de la politique de défense sont interministérielles et assurées à plusieurs niveaux, c’est le ministère des Armées qui est « responsable de la préparation et de la mise en œuvre de la politique de défense ». Il a « autorité sur les armées, les services de soutien, les organismes interarmées et les formations rattachées. Il veille à ce que ceux-ci disposent des moyens nécessaires à leur entretien, leur équipement et leur entraînement. » Il est ainsi chargé aussi bien de « la prospective de défense » que du « renseignement extérieur et du renseignement d’intérêt militaire ». Au niveau industriel, il est chargé « de la politique industrielle et de recherche et de la politique sociale propres au secteur de la défense » et « contribue à l'élaboration et à la mise en œuvre de la politique d'exportation des équipements de défense ». Il est assisté de trois grands subordonnés parmi lesquels on retrouve le Chef d’état-major des Armées (CEMA) pour « [l’]organisation interarmées et [l’]organisation générale des armées, [les] choix capacitaires, de préparation et d'emploi des forces » et surtout en ce qui concerne l'industrie de la défense, par le délégué général pour l’armement (DGA) en « matière de recherche, de réalisation d'équipements des forces, de relations internationales concernant l'armement et de politique industrielle concernant la défense ». 

    La politique de défense est donc par nature interministérielle. Elle mène à la définition d’une politique industrielle et technologique du ministère des Armées pour répondre à la stratégie des moyens, dont la responsabilité principale se trouve du côté de la DGA, en lien avec le CEMA.

 

B) Politique de défense et industrie

    En ce qui concerne le délégué général pour l’armement de la Direction générale de l’Armement (DGA), celui-ci a un rôle central dans la politique technologique et industrielle du ministère des Armées. En effet, il « élabore la politique de recherche technologique et industrielle du ministère », « conduit les recherches et les études préalables à la réalisation des équipements futurs », « contribue à l'élaboration de la politique ministérielle de l'innovation » tout en étant « responsable de sa mise en œuvre » et « [d]ans le cadre de la politique industrielle, il propose au ministre les mesures visant à maintenir et à développer les capacités technologiques et industrielles nécessaires à la défense, et les met en œuvre ». 

    Pour ce faire, il est responsable du dialogue avec les industries : « il mène les dialogues bilatéraux et conduit les relations avec l'industrie », « propose et met en œuvre les orientations en matière d'exportation d'armement » et « conduit les négociations en matière de recherche et d'opération d'armement » 16 . La finalité reste d’équiper les forces armées avec du matériel souverain. Aussi, il « propose et met en œuvre la stratégie d'acquisition en matière d'équipement des forces » et organise la « conduite des opérations d'armement sur la base du besoin opérationnel défini par le chef d'état-major des armées » . 

    La dernière vision stratégique de la DGA parue en 2023 rappelle ainsi cinq missions : 1) la maîtrise d’œuvre étatique du système de défense pour équiper et soutenir les armées de façons souveraine 2) l’anticipation stratégique technologique et industrielle 3) le soutien des exportations 4) l’orientation et le soutien de la base industrielle de défense 5) le maintien de la dissuasion nucléaire et le développement du cyber. Comme nous allons le voir plus bas, au vu des relations entre les différents mondes technologiques, la mainmise sur la R&D par l’État19 appartient au passé, et l’effort privé a surpassé l’effort public : pour maintenir des capacités militaires irriguées par des technologies se développant en-dehors de son sein, l’État doit désormais capter les innovations privées pouvant servir pour la défense. Ce cadre réflexif a donné lieu à l’établissement de la troisième stratégie de compensation américaine ou Third Offset Strategy20 tournée vers les innovations du secteur privé pour alimenter le secteur technologique de la défense. 

    À ce titre, pour assister la DGA dans cette mission, la France a créé l’Agence pour l’innovation de la défense (AID) en 2018. L’objectif de cette structure est de « mettre en œuvre la politique ministérielle en matière d'innovation et de recherche scientifique et technique », de « coordonner et de piloter la mise en œuvre des travaux d'innovation et de recherche scientifique et technique » et de « développer ou […] mettre en œuvre les partenariats et les coopérations internationales nécessaires avec les acteurs publics et privés ». Cette ouverture étant l’un des nombreux enjeux auxquels fait face la politique industrielle de défense aujourd’hui.

C) Politique industrielle de défense

 

    La politique industrielle n’a pas de définition unanimement reconnue, mais peut être décrite comme une politique de soutien émanant des pouvoirs publics en direction des industries, afin d’améliorer leur compétitivité24 pour garantir aux armées qu'elles disposeront d'un fournisseur national capable de livrer des matériels au niveau de performance optimal, participant à l’autonomie stratégique de la France. Elle peut être verticale et directe avec des subventions ou la détention de parts de l’entreprise, ou horizontale et indirecte, en s’occupant de l’environnement des entreprises, par exemple stimuler la R&D par des crédits d’impôts spécifiques. Des définitions plus précises liées à un modèle centralisateur font état du besoin de promouvoir certains secteurs, sélectionnés par les décideurs publics et qui méritent des interventions publiques pour des raisons d’indépendance nationale, d’autonomie technologique, ou encore de faillite de l’initiative privée. Au niveau européen, ces « aides d’État » sont décrites dans l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et sont autorisées au cas par cas, en fonction de critères cumulatifs, à partir du moment où elles ne faussent pas la concurrence. Plus précisément, pour la défense, l’article 346 ajoute : « tout État membre peut prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d'armes, de munitions et de matériel de guerre ». Le dernier rapport de France Stratégie de 2020 précise à ce titre que la France assume sa politique industrielle, malgré son aspect controversé, et souligne le retour de celle-ci à travers le monde et le fait que la plupart des pays assument désormais ce type de politique. 

   Comme nous l’avons vu plus haut, le ministère de la Défense est chargé « de la politique industrielle et de recherche et de la politique sociale propres au secteur de la défense », élaborée par le délégué général pour l’Armement. La mise en place de cette politique industrielle est justifiée par le besoin de « capacités technologiques et industrielles nécessaires à la défense ». L’organisation de la BITD a en effet reposé historiquement, en France comme ailleurs, sur l’implication des pouvoirs publics à différents niveaux pour garantir une politique industrielle souveraine, dans l’objectif d’assurer l’autonomie stratégique du pays. Celle-ci repose notamment sur des équipements souverains, des technologies de pointe et le maintien de compétences et de savoir-faire nationaux : il faut ainsi développer la recherche et stimuler l’innovation afin de s’assurer de la maîtrise des technologies-clés permettant d’obtenir et de maintenir dans le temps les capacités nécessaires aux forces armées pour assurer leur mission de défense. 

    La direction générale de l’armement (DGA) est à ce titre l’instance privilégiée qui s’assure d’équiper les forces armées, de promouvoir les exportations d’armement et de préparer l’avenir. Cette politique industrielle de défense sert ainsi la politique de défense.

II/ Base industrielle et technologique de défense :  

    Participant à cette politique industrielle de défense, il existe en France une base industrielle et technologique de défense (BITD), un ensemble hétéroclite, produit de l’histoire technologique de la France post-Seconde Guerre mondiale, qui a pour objectif premier de produire l’armement dont a besoin la Nation pour sa défense.

A) BITD et grands groupes :  

    Pendant la Seconde Guerre mondiale, la défense et la recherche ont noué des liens indissociables, associant dépense publique, recherche et production. Ces liens ont perduré au sortir de la guerre, pour constituer une « économie permanente d’armement ». Les innovations de cette période ont été largement documentées, à l’image de l’arme atomique issue du projet Manhattan américain, des missiles issus de la recherche allemande ou encore des radars britanniques, puis de l’informatique qui se structure avec les transistors et langages de programmation, de l’Arpanet qui place les bases de l’Internet et enfin des lanceurs spatiaux qui deviennent un enjeu technologique majeur à compter de la fin des années 50. Ce nouveau monde technologique, financé par les États, est issu d’une nouvelle façon de considérer la guerre. Les conflits armés ne se gagnent désormais qu’avec des technologies d’armement supérieures sur le plan technique, fournissant des capacités supérieures à celles des adversaires, d’où le besoin d’investissement de l’État dans ce domaine en période de Guerre Froide. Cette pensée structurante a pu expliquer en partie cet effort de recherche technologique et la structuration des politiques industrielles quant à la défense. 

    En France, la défense souveraine et indépendante des autres nations est « une garantie essentielle et sans précédent de sa sécurité propre ». C’est dans cette optique qu’un certain nombre d’organismes sont créés au sortir de la guerre, dont le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en 1945 et la Délégation ministérielle pour l’armement en 1961 : ces organismes ont pour mission de développer des technologies pour la défense, que ce soit pour la dissuasion nucléaire ou l’équipement des forces armées, afin d’assurer les missions dévolues à la politique de défense. La technologie de défense développée dans ces structures a ainsi au moins deux objectifs principaux : développer et produire les capacités essentielles aux besoins des armées, et pour ce faire maintenir une BITD capable de répondre à ces besoins de développement et de production. 

    Au départ, les structures de développement et de production d’armement sont des arsenaux ou des manufactures d’armes, à la main des ingénieurs militaires issus par exemple de l’École Polytechnique. En 1968, ces corps fusionnent pour donner les ingénieurs de l’armement. La DMA finit par se concentrer uniquement sur le pilotage des programmes d’armement, tandis qu’on assiste pour la BITD à des processus de privatisation et de concentration du secteur34 . La direction des constructions et armes navales (DCAN) devient ainsi une société anonyme en 2003, qu’on connaît depuis 2017 sous le nom de Naval Group. De même, les arsenaux, regroupés en 1971 dans le Groupement industriel des armements terrestres (GIAT), deviennent en 1990 la société anonyme Giat Industries SA puis Nexter en 2006. D’autres groupes sont issus de ces concentrations, comme la formation de Thales à partir de la fusion d’Alcatel, de Dassault Electronique et de Thomson-CSF en 1998. 

    Cette concentration et cette privatisation ont donné des grands groupes largement connus dans l’industrie de défense française, au niveau national comme international, à l’image d’Airbus Group, de Dassault Aviation, de Naval Group, de Thales, de MBDA, de Nexter, d’Arquus ou encore de Safran. Mais au vu de leur production, ces grands groupes ont gardé des liens avec l’État : Naval Group est détenu à 62,5% par l’État, Thales à 25%, et l’on retrouve des « golden shares » de l’État, une action spécifique qui confère davantage de pouvoirs qu’une action classique, chez Thales et Nexter.

    Si la BITD est souvent réduite à ces grands groupes industriels, on y trouve également un grand nombre d’acteurs industriels appartenant aux petites et moyennes entreprises (PME), mais aussi des laboratoires de recherche. Cette extension du nombre d’acteurs rend de plus en plus difficile la tâche de protéger et d’accompagner l’évolution technologique de la défense.

B) L'élargissement de la BITD :

    Si la BITD s’est autant élargie à des acteurs privés et divers, c’est à cause de l’évolution de la recherche et du développement au XXᶱ siècle, qui finit par faire coexister trois mondes technologiques, chacun ayant ses acteurs et ses logiques spécifiques. Schématiquement, on retrouve ainsi la R&D pilotée par l’État, aujourd’hui en perte de vitesse, la R&D duale, où les évolutions technologiques servent au monde civil et à la défense, et la R&D purement civile, qui est aujourd’hui la plus dynamique, mais pourtant la plus déconnectée de l’État. Pour anticiper sur l’évolution des capacités militaires de l’appareil de défense à travers sa politique industrielle de défense et maintenir celles-ci à niveau, l'État doit donc capter les innovations de ces trois mondes. Les obstacles sont pourtant légions. 

    D’abord, l’organisation n’a pas grand-chose à voir avec une structure étatique, comme la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) américaine, une entreprise issue du secteur privé. Le projet Maven de la DARPA, qui devait permettre d’utiliser les technologies d’intelligence artificielle et de deep-learning de Google au profit de la défense ont entraîné des critiques internes importantes au sein de l’entreprise, plusieurs employés refusant de participer à l’élaboration de produits à destination des forces armées, aboutissant à la fin de la collaboration sur ce projet. 

    Au-delà des aspects organisationnels se pose également la question du financement. Si les grands groupes de la BITD peuvent travailler de concert avec la DGA ou sur fonds internes pour la recherche et le développement, les PME et ETI qui proposent des solutions innovantes n’ont pas toujours les moyens financiers pour soutenir et développer leurs efforts. Des dispositifs d’aide ont ainsi été créés en France, comme le régime d’appui à l’innovation duale (RAPID), mais cela ne suffit pas toujours pour assurer le financement de toutes les structures en besoin, d’autant plus que divers acteurs de l’industrie de la défense pointent une certaine frilosité des banques pour financer des projets liés à la défense. Cette aide peut être d’autant plus importante que les pépites technologiques françaises peuvent être menacées de rachat par des groupes étrangers. On pense par exemple à Photonis, fabricant des instruments d’optique pour le secteur civil comme pour la défense, et dont le rachat par une société américaine a été bloqué en 2020 par l’État français, pour être finalement racheté par le groupe européen HLD Europe. 

    L’enjeu de l’État est ainsi d’arriver à cartographier l’ensemble des acteurs susceptibles de contribuer à la défense et de les protéger, notamment des ingérences étrangères par le biais de l’espionnage économique et industriel. C’est une des autres raisons de la création de l’AID et de la structuration progressive de pôles d’innovation défense. 

    In fine, le dernier rapport au Parlement sur les exportations d’armement37 rappelle que la BITD concentre neuf grands groupes « d’envergure européenne et mondiale » mais également « plusieurs milliers » de start-up, PME et ETI dont 800 qualifiées de « stratégiques ou critiques » pour « environ 200 000 emplois directs et indirects ».

 

III/ Enjeux : 

    Au milieu des trois mondes de la technologie, la BITD répond ainsi aux enjeux de la politique industrielle de défense. Aujourd’hui, elle fait face à deux enjeux principaux : l’évolution des technologies et l’innovation, et les exportations d’armement.

A) Evolution des technologies :  

    Aujourd’hui, la question de la R&D de défense se lie à la loi d’Augustine : Norman R. Augustine dans un ouvrage de 1982 indiquait ainsi qu’au vu des méthodes du Pentagone quant à l’acquisition de matériels et l’augmentation progressif des coûts, l’intégralité du budget de défense pourrait passer vers 2050 dans la fourniture d’un seul avion de combat. La R&D de défense est souvent dirigée vers les performances techniques : « the military is willing to spend a lot to achieve marginal improvements » (l’armée est prête à beaucoup dépenser pour obtenir des améliorations marginales) imposant des coûts toujours plus imposants. Ces coûts toujours plus importants40 rendent de plus en plus difficiles les développements nationaux et les coopérations en matière d’armement entre plusieurs pays commencent à s’imposer, à l’image des programmes Tempest, SCAF et MGCS : si l’indépendance technologique a été le moteur de la recherche de défense française, on n’hésite plus à parler de dépendance « mutuelle et consentie ». Le nouvel avion de combat SCAF associe ainsi la France, l’Allemagne et l’Espagne, malgré les nombreuses difficultés pour faire coïncider les intérêts nationaux et industriels de chacun des pays. À titre de comparaison, si le programme Rafale a été estimé en 2011 à un coût pour l’État de 43 milliards d’euros, le programme SCAF est estimé en 2020 à un coût compris entre 50 et 80 milliards d’euros. 

    Pire encore, face aux guerres asymétriques où des insurgés équipés d’armes légères et de petits calibres peuvent résister à des armées technologiquement supérieures grâce à ce qu’on appelle des « technologies nivelantes », le coût important des technologies se pose. En Afghanistan, l’armée américaine s’est ainsi retirée après vingt ans d’opération, malgré sa supériorité technologique. La R&D de défense, sans s’essouffler, semble ainsi en partie victime de son mode d’organisation : le développement en silo et les liens limités avec le monde civil en matière de confidentialité et même d’usage des technologies grèvent aujourd’hui son développement. Les armées étudient par exemple l’hypervélocité des missiles, une technologie qui ne devrait pas avoir d’usage civil potentiel, ce qui implique donc des coûts non négligeables.

    En ce qui concerne ce hiatus grandissant, les efforts de R&D des grands groupes industriels et commerciaux ont largement dépassé les efforts de la R&D de défense : si la R&D de défense américaine équivalait à 32% de la R&D mondiale en 1960, celle-ci est passée en 2018 à 3,7 %45 . Ces progrès de la R&D développée hors du monde de la défense se voient particulièrement à travers les nouvelles technologies de l’information et de la communication, où l’on observe un certain retard d’adaptation du monde de la défense face au monde civil. Les grandes entreprises civiles du domaine, Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (GAFAM) et leurs équivalentes chinoises Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (BATX), ont ainsi les moyens de financer une puissante R&D dans le domaine des télécommunications ou même de la réalité virtuelle. En 2021, le ministère de la défense américain a ainsi passé commande à Microsoft pour la fourniture de casques de réalité augmentée à usage militaire. 

    Plus problématiques, ces technologies duales, accessibles dans le monde civil comme dans le monde militaire, participent au nivellement des capacités militaires du haut du spectre des États : elles permettent à de nouveaux acteurs d’obtenir des moyens avancés, « naguère possédés par les seuls États (cryptographie, navigation GPS, moyens de télécommunication et de brouillage) ». On pense par exemple au système de communication Starlink de SpaceX désormais en contrat avec le Département américain de la Défense pour une fourniture de services en Ukraine48 . Obtenir une capacité issue d’une technologie dite duale rend d’autant plus prégnant le besoin des améliorations marginales demandées à la R&D de défense pour obtenir un avantage opérationnel significatif, ce qui est d’autant plus coûteux face à des combattants asymétriques de mieux en mieux dotés.

    Ces rapports conflictuels entre les deux versants, civil et militaire, de la technologie sont à l’origine de ce que les États appellent aujourd’hui les technologies émergentes, une sorte de troisième monde à la croisée des chemins. Si la définition varie en fonction des années et des pays, on peut définir une technologie émergente comme une technologie en cours de développement, qui a comme potentialité reconnue par les États de fournir un avantage capacitaire au fur et à mesure que la technologie gagne en maturité. La stratégie nationale américaine de décembre 2020 parle ainsi de technologies critiques et émergentes et liste pas moins de vingt domaines. En 2017, la France parlait déjà du besoin de « prendre en compte les technologies transverses émergentes (comme l’intelligence artificielle, la robotique, la connectivité, de nouveaux matériaux) et futures ». 

    Contrairement aux technologies duales, les technologies émergentes n’ont pas encore d’effets capacitaires opérationnels pleinement identifiés. Cette question devient ainsi à la fois une question de coût d’acquisition, pour obtenir une technologie développée dans le monde civil, mais aussi d’anticipation : comment en effet déterminer dans quel champ de recherche investir en vue d’éviter un déclassement capacitaire ? Ce rapport à l’émergence et à la criticité de ces technologies est un rapport instrumental : les États restent dans une logique d’acquisition au service des forces armées. Le problème réside dans les choix à prendre, dans les opportunités à saisir et dans les moyens à attribuer dans un futur incertain : il y a ainsi besoin d’une stratégie, d’où la prise en compte de cet enjeu par la création de l’Agence pour l’innovation de défense en France, tel que nous l’avons décrit plus haut. 

    Il faut également noter qu'en dehors de ces catégories, l’innovation peut aussi être le résultat du terrain. A ce titre, on note des innovations émanant de l’armée ukrainienne engagée contre l’armée russe.

B) Exportations d'armement : 

    Le deuxième enjeu de grande importance est celui des exportations d’armement. Nous avons ainsi vu que le ministère des Armées était chargé de « contribue[r] à l'élaboration et à la mise en œuvre de la politique d'exportation des équipements de défense », la France étant par ailleurs le troisième exportateur d’armement mondial en 2021 et le deuxième en 202252 . Au vu de la nature des équipements de défense, l’exportation d’armement est ainsi soumise à un contrôle réglementaire : ce contrôle des exportations aboutit à un examen interministériel des demandes d’exportations des industriels, bien que ce contrôle soit questionné aujourd’hui. 

    Le rapport au Parlement de 2022 concernant les exportations d’armement54 rappelle ainsi que « [l]a politique d’exportation d’armement de la France est (…) un pilier de la politique de défense ». Ces exportations sont ainsi expliquées d’une part par le renforcement des partenariats de défense56 et la contribution à la légitime défense des États pour préserver la stabilité régionale et lutter contre le terrorisme et d’autre part à la nécessité de participer à l’autonomie stratégique française. À ce titre, il est rappelé que les commandes nationales ne suffisent pas pour pérenniser la BITD. L’exportation permet ainsi d’allonger les chaînes de production, de maintenir les compétences et savoir-faire dans la durée, et de se confronter à la compétition internationale pour susciter l’innovation, et ce faisant, maintient également la place de la BITD. 

    Parmi les questions qui restent malgré tout en suspens, on note une évolution sensible du débat public sur les questions éthiques liées aux exportations d’armement, notamment depuis l’intervention de la coalition menée par l’Arabie Saoudite au Yémen depuis 2015 et les accusations d’utilisation de matériels de guerre vendus par la France dans ce conflit, dans un contexte de crise humanitaire. En 2018, l’ONG Action sécurité éthique républicaines (ASER) avait ainsi saisi le Tribunal administratif de Paris pour demander notamment la suspension des licences d’exportations en cours à destination des pays membres de la coalition, tandis que le 6 juin 2022, Mwatana for Human Rights, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme (ECCHR) et Sherpa ont déposé une plainte à l’encontre de Dassault Aviation, Thales et MBDA France devant le Tribunal judiciaire de Paris pour complicité de crimes de guerre et crimes contre l'humanité présumés.

 

B) Conclusion : 

    La guerre en Ukraine nous fait aujourd’hui nous poser des questions sur nos modèles d’armée, nos capacités et nos armements jusqu’à nos stocks de munitions. Ces questions importantes sont issues de réflexions menées au niveau de la politique de défense, déclinées au sein de la politique industrielle de défense. Cette politique s’appuie notamment sur la base industrielle et technologique de défense, dont les principaux enjeux s’articulent autour des évolutions technologiques, face aux nouveaux acteurs de la R&D, cherchant à détecter, capter, maintenir à flots en vue de remplir les objectifs capacitaires d’aujourd’hui et de demain de nos armées, mais également autour des exportations d’armement, dans un contexte de compétition internationale acharnée entre les principaux fabricants de produits de défense. Ces exportations ont une place essentielle pour maintenir à flot la BITD, bien qu’elles soient aujourd’hui critiquées par la société civile représentée notamment par certaines ONG. 

    Si la guerre en Ukraine ne vient pas bousculer durablement la politique industrielle de défense française, elle vient tout de même renforcer un contexte sécuritaire international tendu, en pleine adoption de la Loi de programmation militaire 2024-2030 qui permit de nouvelles orientations françaises en matière de défense pour les prochaines années, avec une enveloppe record de 413,3 milliards d’euros.

Références 

a) Sources juridique :

Code de la défense 

Constitution 

Décret n° 2018-764 du 30 août 2018 relatif à l'agence de l'innovation de défense 

Décret n° 2009-870 du 15 juillet 2009 relatif aux attributions du délégué général pour l'armement et du secrétaire général pour l'administration du ministère de la défense. 

Décret n° 2009-1180 du 5 octobre 2009 fixant les attributions et l'organisation de la direction générale de l'armement

b) Sources institutionelles :

ASSEMBLÉE NATIONALE, « Mission « flash » sur le financement de l’industrie de défense », 2021, 31 pages. Disponible en ligne, [consulté le 11/02/2024] — « Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement par la commission des affaires étrangères en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 31 octobre 2018 sur le contrôle des exportations d’armement », 2021, 159 pages. [consulté le 11/02/2024].

DIRECTION GÉNÉRALE DE L’ARMEMENT, « Vision stratégique du Délégué général pour l’armement #2023 », 2023, 17 pages. Disponible en ligne [consulté le 11/02/2024].

FRANCE STRATÉGIE, « Rapport. Les politiques industrielles en France. Évolutions et comparaisons internationales », 2020, 587 pages. Rapport à télécharger en ligne [consulté le 11/02/2024].

INSTITUT NATIONAL DE L’AUDIOVISUEL (INA), Conférence de presse du 28 octobre 1966 tenue au Palais de l’Élysée [consulté le 11/02/2024] 

MINISTÈRE DES ARMÉES, Actualisation stratégique 2021, 2021, p.37 — La LPM 2024-2030 définitivement adoptée par le Parlement, juillet 2023, en ligne, [consulté le 11/02/2024] — « Présentation de la direction générale de l’armement » [consulté le 11/02/2024] — « Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France - 2022 », septembre 2022, 139 pages. 

PRESIDENCY OF THE UNITED STATES, National Strategy for Critical and Emerging technologies, 2020, 18 pages. [consulté le 11/02/2024]. 

SÉNAT, « Avis présenté au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur le projet de loi de finances pour 2012, adopté par l’Assemblée nationale, Tome VI – Défense : équipement des forces », 2011, 126 pages. [consulté le 11/02/2024] — « Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur le système de combat aérien du futur (SCAF) » , 2020, 95 pages. [consulté le 11/02/2024]. 

c) Sources académiques 

BELLAIS, Renaud, « Chapitre X. Une économie permanente d’armement », in Gautier, Louis (dir.), Mondes en Guerre. Tome IV. Guerre sans frontières. 1945 à nos jours, 2021, p. 559-614 

BUIGUES, Pierre-André. « La politique industrielle en Europe », in Reflets et perspectives de la vie économique, vol. tome li, no. 1, 2012, p. 67-76

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PANTHÉON-SORBONNE SÉCURITÉ-DÉFENSE

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

12 Place du Panthéon

75005 Paris

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